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Dulcibric-à-brac
18 septembre 2018

Au fil du bois

L'article Arbres à musique du 14/06/2018 donnait une somme de critères empiriques utilisés pendant des siècles par les luthiers pour le choix de leurs bois, et largement développée dans les manuels de la profession. Depuis quelques années, on s'intéresse aux bases scientifiques de ces critères et un certain nombre d'études ont été menées. Du fait de l'importance des instruments à cordes dans la musique occidentale, le plus gros des recherches a été conduit sur les propriétés acoustiques des bois de tables d'harmonie, principalement l'épicéa européen (Picea abies) qui en est l'archétype. Tous les paramètres donnés ici sont repris de la Wood Database maintenue par Eric Meier. Les plus importants sont:

1) La densité - [ici on utilise la masse volumique ρ (prononcer rhô)], qu'il suffit de diviser par la masse volumique de l'eau (1000 kg/m3) pour avoir la densité d]. Par exemple, un mètre cube d'érable sycomore de ρ = 615 kg/m3 donne une densité d = 0,615 (sans unité, bien sûr). Ce n'est pas bien compliqué. La densité reflète l'hydratation du bois (la masse d'un même volume de bois peut diminuer de moitié entre l'abattage de l'arbre et la fin du processus de séchage). Aussi, les valeurs données ici correspondent toutes à des bois équilibrés dans une humidité relative ambiante de 12%. Par ailleurs, la masse volumique varie en fonction des parties du bois. Dans le chêne, par exemple, la masse volumique ρ est plus faible au cœur de l'arbre et immédiatement autour, entre 400 et 600 kg au m3, et peut atteindre 800 kg au m3 à la périphérie du tronc, plus riche en tissus vivants, donc en eau. En conséquence, on prendra pour ce bois une valeur moyenne, avoisinant les 715 kg/m3.

Janka_hardness_test2) La dureté - la Wood Database utilise l'échelle de dureté de Janka (symbolisée ici J), qui consiste à mesurer la force nécessaire pour enfoncer, sur la moitié de son diamètre, une bille d'acier de 11,284 mm dans un bloc de bois. Comme toute force, elle est exprimée en Newtons (N).

Les valeurs de densité (ρ) et de dureté (J) sont données dans le tableau suivant, pour un certain nombre de bois importants en lutherie. Ces bois sont classés par masses volumiques décroissantes.

tableau_bois

Les distributions de densité/dureté confirment les différences connues entre ce qu'on appelle en lutherie les bois (très) tendres (principalement des résineux), utilisés pour les tables d'harmonie, et les bois durs (principalement des feuillus) tempérés et tropicaux, plutôt utilisés pour les fonds et les éclisses. On voit également une bonne corrélation entre la dureté et la densité. Il y a deux exceptions à cette corrélation: le palissandre du Honduras est un peu moins dur que ce que sa dentité ne laissait prévoir et, à l'inverse, le sapele est un poil plus dur que les autres bois de densités voisines. On remarque aussi que, bien que n'étant pas un conifère et plus rarement utilisé en lutherie, le tilleul présente les qualités physiques d'un bois très tendre, au même titre que les épicéas et le cèdre.

3) Le module de Young ou module d'élasticité (longitudinale) est la contrainte mécanique (donc une pression) qui engendrerait un étirement de 100% de la longueur initiale d'un matériau (donc, un doublement de longueur), si on pouvait l'appliquer réellement. Dans les faits, les matériaux cassent souvent avant que cette valeur ne soit atteinte et on la calcule par d'autres moyens. Dans le tableau, il est appelé E et est exprimé en gigapascals (GPa - on connaît mieux une autre unité de pression qui est l'hectopascal hPa, ne serait-ce qu'en écoutant les bulletins de la météo marine : 1 hPa = 1 millibar =  0,75 mm de mercure = 100 N/m2). Un matériau dont le module de Young est très élevé, comme l'acier (≈ 210 GPa) est dit rigide, un cheveu est relativement élastique avec E ≈ 10 GPa. Quant au caoutchouc, son module de Young varie entre 0,001 et 0,1 GPa.

L'arbre croit non seulement en hauteur, en s'élançant vers le ciel, mais aussi en épaisseur, du cœur vers l'écorce. La structure du bois, et donc les propriétés qui en découlent, diffèrent selon ces directions.

Le bois est en effet un solide orthotrope, c'est à dire qu'il possède trois plans de symétrie orthogonaux (ou perpendiculaires, si on préfère) entre eux, selon les trois directions de l'espace. La direction axiale ou longitudinale est celle de l'axe vertical du tronc de l'arbre et parallèle au fil du bois. Elle est contenue dans le plan LR de la figure ci-dessous, celui qu'on voit quand le bois est débité sur quartier. La direction radiale ou transversale est perpendiculaire aux cernes et va du cœur de l'arbre vers l'écorce. Elle est contenue dans le plan TR qui laisse apparaître les cernes concentriques, quand le tronc d'arbre est débité en tranches.  C'est celle suivie par les rayons et canaux médullaires qui, par exemple dans l'épicéa, conduisent la résine du centre vers l'écorce. La direction tangentielle (contenue dans le plan LT, qu'on voit quand le bois est débité sur dosses) est perpendiculaire aux deux autres et présente peu d'intérêt dans cette histoire.

anisotropie_bois

Le bois est aussi anisotrope, c'est à dire que ses propriétés physiques ne sont pas les mêmes selon les trois plans de structure. Cette anisotropie est essentielle pour expliquer les modes de vibration d'une table d'harmonie et le spectre de sa réponse en fréquences, en relation avec le timbre de l'instrument. Par exemple, pour un épicéa de densité 0,43, le module de Young est E = 15 GPa dans le sens longitudinal et 0,7 GPa dans le sens radial. Le bois est donc plus rigide dans le sens du fil et beaucoup plus souple perpendiculairement. En général donc, le fil du bois est aligné parallèlement aux cordes pour supporter leur tension. Les valeurs du tableau ci-dessus sont des modules longitudinaux (les plus intéressants).

bois_SEM

Le bois est constitué de faisceaux de très fins "tuyaux" aux parois de cellulose noyée dans une matrice amorphe. Ces tuyaux sont appelés fibres chez les feuillus, où ils ont un rôle essentiellement mécanique. Des tuyaux beaucoup plus gros appelés vaisseaux conduisent la sève. Chez les résineux (qui n'ont pas de vaisseaux), ces tuyaux sont appelés trachéides et ont à la fois un rôle mécanique et de conduction de la sève. Au moins 90% de ces éléments sont disposés longitudinalement et moins de 10% radialement (les fameux rayons médullaires de l'épicéa, par exemple). Vu très schématiquement, le bois est composé de la matière des parois de ces fibres et trachéides et des vides (de l'air, en fait) laissés par les cellules mortes.

On peut relier la vitesse de propagation du son dans le bois (on devrait en fait parler de célérité) aux paramètres du tableau ci-dessus, car elle est proportionnelle, entre autres, à la racine carrée du rapport E/ρ. Ce rapport, appelé module spécifique d'élasticité, tient compte de la densité du bois (ou plus exactement de sa masse volumique) qui reflète en fait la porosité du matériau, c'est à dire la proportion de matière organique par rapport à l'air. Ce rapport est exprimé en mégapascals (MPa. kg-1.m3) et apparaît dans le tableau précédent.

Avec leur faible densité, les bois (très) tendres, qui ont un module spécifique élevé, présentent les plus grandes vitesses longitudinales de propagation du son, en particulier lorsqu'ils ont des cernes fins. Enfin, une faible densité offre simultanément une faible dispersion d'énergie dans la table et très peu de transformation en chaleur dans le bois. L'amortissement du son est minime et on obtient un meilleur rayonnement sonore, voire une amplification.

Dans le sens longitudinal, celui des vaisseaux et des fibres (ou des trachéides), les vibrations induites par les ondes longitudinales se propagent dans la matière même des parois cellulaires, à quelques 6000 m/s (dans l'épicéa de résonance, par exemple), plutôt que dans les tuyaux eux-mêmes, où l'air (c ≈ 330 m/s) a remplacé la sève ou le cytoplasme. Des vitesses de 6300 m/s pour l'épicéa de résonance et de 6100 m/s pour le sapin ont été mesurées, à comparer aux 4900-4500 m/s obtenus pour des érables. Dans le sens radial, il n'y a que les rayons médullaires (dans l'épicéa en tous cas) qui offrent une voie de conduction, et la vitesse chute à 1500 m/s.

bucur_acoustics_of_woodPour Voichita Bucur de l'Université de Nancy, c'est dans le différentiel des vitesses, très élevée dans le plan longitudinal et plus faible dans le plan transversal, que réside le secret des bois de résonance. L'épicéa de résonance, aux cernes fins (≈ 1mm) et réguliers, avec peu de bois initial, a une anisotropie acoustique très élevée (rapport vitesse longitudinale/vitesse radiale ≈ 15-17), plus forte que celle de l'épicéa ordinaire, aux cernes plus larges (> 2mm) et avec plus de bois initial (rapport ≈ 10-11). C'est cette anisotropie, cette structure hétérogène avec ces différences dans les directions de croissance qui explique comment le bois de résonance répond parfaitement aux déformations d'une table d'harmonie. Il doit être rigide dans le sens longitudinal (celui des cordes) et déformable dans le sens transversal.

Si l'épicéa est très anisotrope, l'érable est beaucoup plus homogène. Avec ses fibres ondulées, l'érable ondé a des fibres plus courtes et une densité un peu plus faible que celle de l'érable ordinaire. Il montre une plus faible vitesse de propagation longitudinale du son (4500 m/s contre 4900 m/s pour l'érable ordinaire) et une plus forte valeur d'amortissement, ce qui semble être une propriété recherchée (en plus de l'esthétique) pour les fonds et les éclisses de violons, qui sont souvent fait(e)s de ce bois. Ceci introduit le dernier paramètre physique important:

4) L'amortissement, déjà défini plus haut, peut s'exprimer de diverses manières. J'utilise ici tanδ (exprimée en ‰ ou 10-3, sans unité) qui est la tangente de l'angle de perte ou coefficient d'amortissement. On le voit aussi écrit η, coefficient de perte ou de viscosité. L'amortissement reflète aussi l'anisotropie du bois et passe, dans l'épicéa de résonance, de 6,7‰ dans le sens longitudinal à 20,4‰ dans le sens radial. A module spécifique égal, le tanδ de l'érable ondé, considéré comme fortement amortissant, est de 12‰, pratiquement deux fois plus élevé que celui de l'épicéa. Avec un tanδ de 4,8‰, le western red cedar est moins amortissant que l'épicéa.


Dans le sens longitudinal, il y a une relation entre l'amortissement et le module spécifique que l'on peut modéliser avec une loi de puissance, comme illustré ci-dessous (d'après Ono et Norimoto, 1983, 1984):

graphique

La courbe rouge montre une tendance généralisable à tous les bois dits "bois normaux" (mesures faites sur plus d'un millier d'échantillons de bois). Globalement, l'amortissement diminue quand le module spécifique augmente. Quelques exceptions sont indiquées par des cercles, qui présentent un intérêt en lutherie.

Les bois sélectionnés pour les tables d'harmonie (épicéas principalement) présentent les plus fortes valeurs de module spécifique pour les plus faibles valeurs d'amortissement. A l'inverse, un bois de fond et d'éclisses comme l'érable ondé montre un fort coefficient d'amortissement et un faible module spécifique. Cette relation entre les deux paramètres semble liée à un même phénomène, qui les influence tous deux simultanément, mais en raison inverse: l'angle des microfibrilles ou AMF, dont l'explication suit.

Il faut vAMFoir les fibres des bois de feuillus et les trachéides des résineux comme des sortes de "tuyaux" dont la paroi est formée de plusieurs gaines concentriques, fabriquées par la cellule aux stades successifs de son développement. De l'extérieur vers l'intérieur on trouve d'abord une paroi primaire puis une paroi secondaire, elle-même formée de la juxtaposition de plusieurs couches appelées S1 (la plus externe), S2 et S3 (la plus interne). De son vivant, la cellule occupe l'espace appelé lumière. Toutes ces couches diffèrent entre elles par leur composition en différents polymères structuraux: cellulose, lignine et hémicelluloses, et par leur organisation dans l'espace.

Pour faire simple, la cellulose est constituée de longues molécules qui s'assemblent en faisceaux parallèles rigides appelés microfibrilles. Ce sont ces microfibrilles, rangées parallèlement côte à côte et organisées comme dans un cristal (on parle d'ailleurs de cellulose cristalline), qui confèrent au bois sa rigidité. Les deux autres polymères forment une sorte de matrice amorphe dans laquelle baignent les microfibrilles de cellulose, et qui confère au bois ses propriétés viscoélastiques.


Dans une couche donnée de la paroi, toutes les microfibrilles de cellulose sont parallèles entre elles, mais forment avec le grand axe du tuyau (donc la direction longitudinale) un angle donné, plus ou moins grand. C'est cet angle qu'on appelle AMF (pour angle (moyen) des microfibrilles) et comme la couche S2 représente en masse et en volume la plus grosse partie de la paroi, c'est essentiellement l'AMF de la couche S2 qui nous intéresse ici.


Cet AMF, qui mesure l'orientation majoritaire des microfibrilles rigides dans une matrice molle, est le principal déterminant des propriétés mécaniques, et donc vibratoires et acoustiques, d'un bois. On constate de fait que l'amortissement augmente (et le module spécifique diminue) quand l'AMF augmente. Lorsque le bois vibre, on peut comprendre que les microfibibrilles glissent les unes sur les autres pour accompagner la déformation du matériau, et que ce glissement soit rendu plus difficile, donc plus consommateur d'énergie, quand les microfibrilles sont plus inclinées. Cet angle est directement lié aux conditions de croissance de l'arbre, donc à l'espacement des cernes et aux proportions de bois initial et de bois final. L'AMF du bois final reste dans une gamme de valeurs faibles et c'est surtout l'AMF du bois initial qui varie. La boucle est bouclée.


Ceci ne nous dit pas pourquoi plusieurs des bois importants en facture instrumentale, et particulièrement les feuillus tropicaux, ne suivent pas la relation établie pour les bois "normaux" et montrent des amortissements beaucoup plus faibles que ceux prédits par le modèle. Ce phénomène semble dû à la présence dans ces bois de petites molécules déposées dans le bois de cœur. Du fait qu'on puisse extraire ces petites molécules du bois (c.à.d. les en faire sortir) à l'aide de solvants comme l'eau, l'alcool, l'acétone, l'éther etc., on les appelle extractibles. Ce sont entre autres des alcools, des pigments, des tanins, des huiles essentielles, qui confèrent au bois (surtout de cœur) sa couleur, son odeur et sa durabilité biologique (résistance aux insectes, aux bactéries et moisissures). Comme la résine fait partie de ces extractibles, les résineux en contiennent forcément plus que les feuillus, à l'exception de ces quelques feuillus tropicaux qui peuvent en contenir jusqu'à 30% de la masse de bois.

L'amortissement faible du western red cedar (tanδ = 5‰) par rapport à l'épicéa (tanδ = 7‰) est dû aux composés présents dans son bois de cœur, plus coloré. Après extraction, le western red cedar se comporte comme un bois normal. L'histoire des 30% de la masse extractible mentionnés plus haut, c'est pour le palissandre de Rio, dont on peut retirer l'extrait au méthanol. De le même manière, l'extraction remet le bois sur la courbe normale. Plus fort : en imprégnant du bois d'épicéa avec un extrait de pernambouc* - un bois dur tropical plus ou moins rouge au coefficient d'amortissement exceptionnellement faible (tanδ ≈ 4‰) - on diminue fortement son taux d'amortissement et l'épicéa ainsi traîté devient meilleur de ce point de vue que le western red cedar.

note_13_2

Il reste un chapitre important à rédiger dans le domaine de la lutherie: c'est celui de la durabilité et de la préservation des essences utilisées. J'ai commencé à faire un dossier là-dessus que je livrerai sans doute bientôt.

A+

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