Erreur de jeunesse
Ce n'est pas de ma "vraie" jeunesse qu'il s'agit ici. Elle est hélas bien loin, mais c'est de ma "jeunesse" de dulcimerophile (dulcimeromane ?) : le temps où je n'y connaissais encore pas grand-chose dans le domaine, et où j'aurais fait n'importe quoi pour me procurer un de ces merveilleux instruments. Agacé par la lenteur de mes progrès avec mes deux vieux dulcimers (voir l'article Ben & Nut du 13/01/2019), j'avais très envie de m'offrir une "bête" toute neuve, quand je suis tombé sur une publicité sur le site de Muzikkon, grand fournisseur d'instruments de musique traditionnelle, situé à Dublin.
La publicité annonçait un instrument splendide à couper le souffle (en anglais dans le texte : breathtakingly gorgeous !), assez lèger pour permettre des vibrations claires et la production d'un son de grande qualité (the most astounding music for the music lovers).
Emma, puisque c'est le nom de ce modèle, est un dulcimer en forme de sablier (angl. hourglass) dont la table d'harmonie est en épicéa (angl. spruce), avec une découpe sur quartier et un montage en ailes de papillon, ou en pages de livre, comme on préfère. Le fond et les éclisses, ainsi que la touche et les blocs terminaux, seraient en palissandre (angl. rosewood). J'emploie le conditionnel, car il n'est pas dit de quel palissandre il s'agit, probablement des Indes, comme le laisse supposer la suite de mon histoire. Il y a de nombreuses variétés de palissandre utilisées en lutherie, comme le rappelle mon précédent article intitulé Bois sonnants (1) du 20/02/2018, et toutes ne sont acoustiquement pas équivalentes.
Côté facture, c'est un bel objet, avec un souci très poussé du détail qui tend effectivement à en mettre plein la vue. La crosse est artistiquement sculptée en volute et le bloc antérieur est évidé en "proue de galère romaine". Par contre, les clés d'accordage de type banjo rendent difficile un réglage précis. Les éclisses (= les côtés de la caisse de résonance) sont collées en léger retrait de la table d'harmonie et du fond, à la manière des violons et des violoncelles, ce qui donne de la classe au profil de l'instrument. Il ne faut quand-même pas y regarder de trop près, car il y a des dégoulinures d'une colle brunasse sur l'envers de ces retraits.
Le cordier est équipé d'un "bidule" métallique sophistiqué que je n'avais encore jamais vu, et dont j'ai appris récemment qu'il s'agissait d'un "repose-poignet" !! On n'arrête pas le progrès et, personnellement, je joue sans poser le poignet. J'ai donc une excuse 😇.
Ce dulcimer était aussi vanté pour sa touche voûtée, arquée ou festonnée, comme on veut, censée permettre une meilleure vibration de la table d'harmonie, grâce à une surface de contact plus réduite que dans le cas d'une touche continue. Depuis ma mise en culture luthière, grâce aux travaux de Mr. Richard Troughear (voir l'article Sous le capot du 29/11/2018 et l'article De bois et d'air du 09/06/2019), j'ai compris que cette histoire est une légende urbaine et je me sens poussé à écrire un prochain article sur l'acoustique des différents types de touche.
A propos de la touche, justement, je ferai le reproche de son étroitesse (3,4 cm) qui oblige un espacement un peu faible des cordes et gêne le frettage des accords si on a les doigts un peu épais.
De toute façon, les accords sonnent mal, car les notes sont plus ou moins assourdies sur la corde médiane et celle des basses dès qu'on dépasse la troisième frette. Ça sonne mat et creux, sans résonance, sans sustain. La chanterelle, quant-à-elle, reste claire jusqu'à la huitième ou neuvième frette, pas au delà. On pourrait donc dire que c'est un instrument plus adapté au jeu traditionnel sur la chanterelle, avec les deux autres cordes non frettées, en bourdon. C'était sans doute aussi l'idée des fabriquants, qui offrent gracieusement un joli noteur en bois tourné, en plus d'un jeu de cordes de rechange et d'une sacoche Muzikkon. Le problème reste que les frettes sont un peu trop hautes pour faire glisser le noteur. Il faut appuyer peu sur les cordes pour le faire glisser le long de la touche, ce qui provoque immanquablement des vibrations. Finalement, il vaut mieux utiliser ses doigts.
Restent les ouïes, qui donnent à l'instrument un petit côté celtique dont j'avoue qu'il a joué dans ma décision d'acquérir cet instrument. Il y avait d'autres motifs possibles, dont un en f comme sur les violons, mais ce modèle était (et est toujours, je crois) en rupture de stock. Compte-tenu de ce que je sais maintenant sur le rôle des ouïes dans la production du son, je me demande si ce motif ne nuit pas un peu au niveau sonore, en réduisant la surface des ouvertures. On peut voir aussi sur la photo ci-dessous que l'épicéa de la table d'harmonie a des cernes assez irréguliers, ce qui n'est pas le signe d'une qualité élevée en bois de lutherie.
Côtés mensurations, Emma est longue de 86 cm au total avec une VSL (= Vibrating String Length) de 64,8 cm. Son tour de taille est de 10 cm dans la partie la plus étroite; son tour de hanches de 18,5 cm dans la partie la plus large du grand lobe et son tour de poitrine de 15 cm dans la partie la plus large du petit lobe. La caisse de résonance est haute de 5 cm.
Après recherches, je me suis aperçu que ce dulcimer était fabriqué par la société Roosebeck, localisée au Pakistan (c'est marqué dessus, comme sur le Port-Salut). Je n'ai trouvé aucun site Internet associé à cette société, qui semble passer essentiellement par des revendeurs, dont certains n'annoncent même pas l'origine des produits. C'était le cas avec Muzikkon.
Un échantillon musical d'un dulcimer de même origine mais d'un modèle voisin (celui avec les ouïes en forme de f) est mis en ligne sur Youtube par Soulmusic qui le distribue également (le laïus de présentation est en anglais, mais la démonstration sonore est multilingue, je crois 😁:
Mountain Dulcimer by Roosebeck: What They Are & How To Play
Je ne sais pas si l'instrument présenté était particulièrement choisi, mais je n'ai jamais réussi à tirer un tel son du mien. Emma n'est sans doute pas le pire dulcimer de ma collection, mais ce n'est pas celui que j'emporterais sur une île déserte ...!
A+