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Dulcibric-à-brac
2 novembre 2019

En voie d'extinction

arrete_bucheronEn décembre 2014, Le Monde publiait un article intitulé "Bolabola, le bois qui saigne" [lien] mis à jour en avril 2019, sur le sujet de l'abattage et du commerce illégal de palissandre ou bois de rose (bolabola, dans la langue locale) à Madagascar. Ce "bois qui saigne" (angl. blood timbers), les "troncs aux reflets rouge sang" évoqués dans l'article, me renvoient à mes années de collège, où j'apprenais par cœur ce poème de Ronsard, que je suis encore capable de réciter sans ouvrir mon Lagarde et Michard XVIème siècle:

"Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras!
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce?"

Quelle actualité! Mais le sang des nymphes, suggéré ici seulement par la couleur spécifique du bois de cœur du palissandre (voir photo), me fait aussi penser aux victimes colatérales du trafic de bois illégal, dont la violence est la compagne inévitable d'activités commerciales trop juteuses.

A l'image des palissandres, certaines espèces de bois tropicaux, recherchées en lutherie pour leurs qualités acoustiques (et aussi esthétiques), sont majoritairement et massivement employées par d'autres secteurs d'activité, comme la construction et l'ébénisterie par exemple. Ainsi, des bois de résonance d'excellente qualité partent-ils souvent pour des usages non musicaux, dans le mobilier de luxe ou la pâte à papier.

Dans cette concurrence, on est arrivé à un stade où toute la ressource bois utilisée pour fabriquer des instruments de musique diminue chaque année et de façon irréversible. De fait, les facteurs d’instruments sont de plus en plus souvent confrontés à la difficulté de se procurer la matière première. A quelques exceptions* près, des luthiers du monde entier, aussi bien industriels qu'artisans, se déclarent motivés pour participer à une gestion durable** des bois dont ils font usage. Ce faisant, un certain nombre souhaite aussi s'inscrire dans une démarche citoyenne de lutte contre la déforestation, par la recherche de solutions alternatives à l'emploi d'essences en grand danger d'extinction.

note_1

Je n'ai pas besoin de m'étendre sur les conséquences environnementales de la déforestation massive de la planète, à laquelle nous sommes en train de mettre la dernière main. Déjà en 2007, Greenpeace estimait que 80% des forêts primaires à la surface du globe avaient disparu, dont la moitié sur les trente dernières années. Selon la FAO (Food and Agriculture Organization, des Nations Unies) ce sont autour de 13 millions d'hectares qui disparaissent chaque année. Toujours ça de moins pour réguler les gaz à effet de serre, la répartition des pluies, l'érosion des sols, la prolifération des espèces invasives et des maladies et la diminution de la biodiversité, etc. Sans parler des populations locales, souvent expropriées, déplacées et spoliées de leurs droits fondamentaux à vivre dans leur milieu traditionnel.

La reine des AdirondaksDans l'histoire, nous avons déjà amené certaines espèces d'arbres au bord de l'extinction. L'épicéa des Adirondaks (Picea rubens, en français l'épinette rouge) en est un parfait exemple, dans le domaine qui nous intéresse. Il fut un temps le bois sonnant de choix pour les tables de résonance des guitares et des pianos (voir [lien] Bois sonnants (1) du 02/02/2018 et [lien] Arbres à musique du 14/06/2018). Egalement utilisé comme bois de construction dans tous les Etats-Unis, il avait pratiquement disparu, transformé en charpentes, bardages et parquets après le baby-boom qui a suivi la seconde guerre mondiale. Ce n'est qu'aujourd'hui, 70 à 80 ans plus tard, que la population de cet arbre reprend du poil de la bête et qu'on recommence à le trouver dans l'atelier de lutherie.

La durabilité implique que l'abattage s'accompagne d'une politique de replantation. Les jeunes arbres à croissance rapide seraient, parait-il, plus aptes à piéger le dioxyde de carbone (CO2) atmosphérique que les vieux arbres à croissance lente. Un bon point contre le réchauffement global. Hélas, s'ils sont propres à faire des charpentes où des meubles, ces jeunes arbres sont impropres à la fabrication d'instruments de musique, avec leurs larges cernes riches en cellulose, qui leurs confèrent des propriétés acoustiques médiocres. Pendant ce temp-là, de vieux arbres pluri-centenaires aux cernes fins, particulièrement appréciés pour la facture instrumentale, sont indistinctement envoyés à la menuiserie ou au moulin à papier. Ajoutons à cela que replantation est souvent synonyme de monoculture, avec tous les aléas écologiques associés, au point que les zones replantées sont quelquefois qualifiées de déserts verts.

Globalement, il est important de noter que la fabrication d'instruments de musique contribue peu à l'extinction d'essences de bois rares à l'échelle globale, même si la filière utilise pas loin de 200 espèces différentes d'arbres pour produire tous les instruments à cordes, à vent et les percussions. Pour les palissandres cités en début d'article, c'est moins de 5% de la consommation mondiale annuelle, et plusieurs acteurs du secteur se fournissent dans des plantations gérées durablement en Inde. Les autres 95% partent principalement en Asie, et plus précisément en Chine, où une nouvelle "classe aisée" montre un goût de plus en plus vorace pour les reproductions de meubles anciens en bois de rose.

cimetière d'éléphantsComme pour l'ivoire, autre ressource naturelle livrée au pillage pendant des années, une trop forte demande déborde l'offre légale et fait le bonheur de réseaux mafieux, à la source du braconnage et du bûcheronnage clandestin. L'abattage sauvage est un crime organisé à grande échelle, avec des réseaux de corruption et de blanchiment dans de nombreux pays, principalement de ceux où la démocratie et la transparence ont le plus de mal à prendre pied. Le laxisme et la négligence aux frontières de pays "riches", comme les Etats-Unis et l'Union Européenne, ouvrent une voie royale au commerce du "bois illégal". Des recherches menées récemment indiquent qu’entre 20 et 40 % du bois tropical introduit sur les marchés internationaux proviennent de l’exploitation illégale des forêts tropicales.

Le rapport de ce traffic ne peut même pas être chiffré précisément; sans doute autour de plusieurs dizaines de milliards de dollars par an, à hauteur du commerce de la drogue, selon Interpol. Dans certaines régions comme l'Amazonie, l'Indonésie (Papouasie), le bassin du Congo ou le Cambodge, l'abattage sauvage peut représenter de 70 à 90% de l'activité forestière.

en route!

Il y a des pays où la complaisance vis à vis des trafiquants part même de très haut dans la hiérarchie administrative. Les forces de l'ordre, police et armée, peuvent y être discrètement invitées à fermer les yeux, voire à protéger les trafiquants de la curiosité des gardes forestiers, des ONG et des observateurs étrangers, ce qui peut quelquefois tourner au drame. Les saisies de chargements illicites de camions ou de cargos entiers débouchent rarement sur des actions en justice, ou alors se finissent sur des relaxes prononcées avec obligation de restitution de la marchandise aux prévenus.

palissandre malgache saisi à Singapour (2014)

Une grande partie de la lutte contre le trafic se fait donc a posteriori, avec plus ou moins de succès, au niveau des frontières. Le système n'est certainement pas infaillible, et on estime par exemple que 20 à 40% du bois importé dans l'Union Européenne est d'origine illégale, voyageant sous de fausses identifications ou avec de faux certificats d'origine.

Alors justement, que fait la police? Quels sont les moyens de lutte actuellement mis en œuvre contre cette machine infernale à broyer les poumons de la planète?

Au premier rang de la lutte anti-magouilles, on trouve la CITES (Convention on International Trade of Endangered Species [lien] - en français: Convention sur le Commerce International d'Espèces en Danger), également connue sous le nom de Convention de Washington. C'est un accord international, initié en 1963 à une session de l'Assemblée générale de l'IUCN (voir plus loin) et conclu officiellement en 1973 entre 80 pays. Il compte aujourd'hui 183 états signataires (sur 194 pays au monde), définissant un cadre juridique et des procédures pour (tenter d')enrayer la surexploitation des espèces végétales et animales sauvages qui font l'objet d'un commerce international. Son but est surtout de concilier les intérêts écologiques et commerciaux, en vue de la perennité des approvisionnements.

Chaque pays, ou Partie, désigne:
• un organe national de gestion chargé d'administrer un système de permis d'exportation et/ou d'importation,
• une autorité scientifique qui donne une expertise et
• des autorités de contrôle qui agissent sur le terrain.

En France, l'organe de gestion dépend du Ministère de l'Environnement (quelle que soit son appellation du moment), avec des directions régionales dédiées ou DREAL (Directions Régionales de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement). En Île de France c'est la DRIEE (Direction Régionale et Interdépartementale de l'Environnement et de l'Energie). C'est là que les professionnels doivent adresser leurs demandes de permis d'importation/exportation. L'autorité scientifique dépend du MNHN (Museum National d'Histoire Naturelle). Les organes de contrôle sont l'Administration des Douanes aux frontières, et sur le territoire l'ONCFS (Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage). Ce sont eux qui distribuent les prunes.

palissandre (Dalbergia nigra)Les différentes Parties se réunissent tous les trois ans dans une Convention des Parties (CoP en abrégé) dont la dernière, la CoP 18, c'est tenue en août 2019 à Genève. A cette occasion, les parties font une ré-évaluation des listes en cours, retirant des espèces ne demandant plus de protection particulière ou, au contraire, ajoutant de nouvelles propositions pour des espèces qui devraient bénéficier d'une protection internationale.

C'est l'outil le plus contraignant dans le domaine, car les résolutions de la CITES ont force de lois internationales. Tous les mouvements trans-frontaliers de plantes et animaux dont la CITES encadre le commerce, qu'ils soient vivants ou morts, entiers ou non, sont soumis à des autorisations administratives préalables. Il peut en aller de même, selon les cas, pour les transactions portant sur les produits dérivés tels que les peaux, fourrures, plumes, écailles, oeufs, ivoire, trophées, graines, feuilles, bois, meubles et/ou objets d'art. Le tout, évidemment, est que les différents pays jouent le jeu et que leurs autorités frontalières appliquent ces résolutions ...

A la date du 14/09/2017, le nombre des espèces vivantes couvertes par la CITES devait approcher les 40 000. Ces espèces bénéficient de trois niveaux différents de protection, matérialisés par des Annexes, où sont inscrites les dites espèces:

Annexe I = espèces qui sont le plus en danger ou considérées comme directement menacées d'extinction.
Annexe II = espèces à risque à l'état sauvage, pas nécessairement menacées d'extinction dans l'immédiat mais dont on pense qu'un commerce hors-contrôle pourrait les y conduire.
Annexe III = espèces non menacées globalement, mais qu'un pays donné peut vouloir réglementer volontairement, sans qu'elle soit particulièrement en danger.

Les espèces inscrites à l'Annexe I sont celles dont le commerce international est le plus limité. En général il s'agit d'une interdiction pure et simple. Le palissandre de Rio (Dalbergia nigra, angl. Brazilian rosewood) y a été inscrit en 1992 et il y côtoie l'ivoire d'éléphant et la carapace de tortue. Les espèces de l'Annexe I ne peuvent pas être importées ou exportées dans un but commercial. Cette interdiction touche non seulement le bois brut, mais aussi les produits finis, dont les instruments de musique contenant ce bois pour tout ou partie.

Pour voyager à l'étranger avec un instrument contenant du palissandre de Rio, il faut demander plusieurs permis et apporter la preuve (facture datée, certificat du luthier,  numéro de série, etc.) que l'instrument a été construit avant 1992, date de l' inscription du bois à l'Annexe I (statut pre-CITES ou pre-convention), à condition bien sûr de ne pas vouloir en faire commerce dans le pays visité. Il vaut mieux s'y prendre à l'avance car la délivrance de tels permis peut demander de deux à trois mois. Il faut un permis d'import/export émis par le pays de départ, pour pouvoir en sortir et y revenir, un permis d'import émis par le pays de destination pour pouvoir y entrer et un permis d'export idem pour pouvoir en sortir. De plus, seuls certains ports et aéroports internationaux sont qualifiés pour les contrôles CITES. Le risque de saisie définitive de l'instrument en cas d'irrégularité est loin d'être négligeable et dans certains pays les sanction sont plutôt dissuasives.

CITES_permis_3

Swietenia macrophyllaPour les espèces inscrites à l'Annexe II, il y a juste besoin d'un permis d'exportation et elles peuvent être transportées dans un but commercial, tant que la vente ne rend pas plus probable l'extinction de l'espèce, après expertise par l'autorité scientifique. L'acajou à grandes feuilles ou acajou du Honduras (Swietenia macrophylla, angl. big-leaf mahogany - photo ci-contre) y a été inscrit en 2003 (annotation #6), suivi en 2007 par le bois de Pernambouc, bois-brésil ou pau-brasil (litt. bois de braise, Caesalpinia echinata, angl. paubrasilia, pernambuco) dont on fait les archets de qualité (annotation #10). L'année 2013 a vu l'inscription de 61 espèces de palissandre (genre Dalbergia, angl. rosewood), dont toutes celles de Madagascar, ainsi que les ébènes du genre Diospyros, de même origine. Ces bois sont intéressants pour les instruments du quatuor et entrent dans la fabrication des mentonnières pour violon et alto, cordiers pour violons, sourdines pour contrebasses, etc. Cette mesure est limitée aux grumes, bois sciés et placages (annotation #5) et ne concerne pas les instruments finis.

Pterocarpus erinaceusEn 2017, c'est tout le genre Dalbergia (sauf bien sûr celui de Rio, déjà en Annexe I) qui a été inscrit, soit un total de 250 espèces de palissandres, trois espèces de Guibourtia (bubinga) et le kosso ou bois de Vène (Ptérocarpus erinaceus), assortis d'une annotation #15 incluant dans le contrôle les objets manufacturés finis, dont les instruments de musique (sauf le kosso qui reste sans annotation particulière). Heureusement pour le monde de la lutherie, où l'inscription de 2017 avait semé la panique et soulevé un violent tollé, l'annotation #15 vient d'être amendée par la CoP 18 de 2019 pour exclure les instruments finis du contrôle CITES. A ce jour, l'application de cette exemption attend encore sa transcription dans le Droit européen.

On remarque que les différentes inscriptions sont assorties d'annotations numérotées qui précisent les conditions d'application des restrictions commerciales. La #5 vise les seuls grumes, bois sciés et placages et la #10 y ajoute les articles en bois non finis, utilisés dans la fabrication des archets d'instruments de musique à cordes.

Avant sa révision, la #15 tant décriée était un peu plus compliquée; elle concernait, entre autres, pour les espèces inscrites:
a) les feuilles, fleurs, pollens, fruits et graines;
b) les produits finis jusqu'à un poids maximum de bois de l'espèce inscrite de 10 kg par envoi;
c) les instruments de musique finis ainsi que les parties et les accessoires finis d'instruments de musique.

guitare itinérantePour les personnes intéressées, un document exhaustif et compréhensible (si, si!) concernant les réglementations CITES pour musiciens itinérants est accessible [lien] sur le site de de la CSFI (Chambre Syndicale de la Facture Instrumentale ) : "Passer les frontières".

Pour les espèces inscrites à l'Annexe III, il faut aussi un permis d'exportation, mais la seule condition est que la transaction ne viole pas les loi du pays à partir duquel l'espèce est exportée. Si on habite dans un pays où le commerce d'un certain produit est légal, on ne peut pas le faire venir d'un pays où le commerce en est illégal. Il y a peu d'exemples en lutherie, en dehors d'un cèdre d'Amérique du sud (Cedrela odorata).

Les résolutions de la CITES forment un socle légal international auquel peuvent venir s'ajouter des réglements plus stricts aux niveaux nationaux. Aux Etats-Unis c'est par exemple le Lacey Act, premier statut de protection de la vie sauvage datant de 1900 et remis au goût du jour en 2008-2010. En Europe, le RBUE (Réglement sur le Bois de l'Union Européenne) vise à écarter du marché communautaire le bois et les produits dérivés issus d’une collecte illégale. Appliqué depuis le 3 mars 2013, il fixe des obligations aux opérateurs mettant du bois et des produits dérivés sur le marché. Il agit également sur la demande européenne et vise à interdire au bois illégal et aux produits qui en sont dérivés l’accès au territoire européen. Comme je l'ai signalé plus haut, cela limite peut-être, mais n'empêche pas totalement la fraude. On peut déplorer que les autorités de contrôle, qui sont si regardantes sur les bagages des musiciens en transit, montrent beaucoup moins de zèle à fouiller les bateaux entrant dans le port de La Rochelle (plateforme internationale du bois) ou à Anvers et à saisir les chargements illicites (voir à ce sujet  le dossier de Greenpeace [lien] : "Bois illégal: la justice française doit agir".

Il existe d'autres chiens de garde, comme l'IUCN (International Union for the Conservation of Nature - est-il besoin de traduire?) [lien] déjà mentionnée, mais ce ne sont que des observateurs. Même si leurs rapports peuvent revêtir une importance capitale pour la protection des espèces menacées, ils restent de simples rapports. L'IUCN, union composée de gouvernements et d'organisations de la société civile, revendique une part de paternité dans la création de la CITES. Créée elle-même en 1948, elle est devenue la source d'information la plus complète au monde sur le statut mondial des espèces animales, fongiques et végétales en matière de conservation, au travers de sa liste rouge [lien] créée en 1964. Une vidéo valant souvent mieux qu'un long discours, voici le [lien] vers la vidéo de présentation de l'IUCN.

Dans la liste rouge, les espèces sont classées graduellement selon les risques d'extinction. Celles classées CE (Critically Endangered = en danger critique) font face à un risque extrèmement élevé à l'état sauvage dans un avenir très proche. Celles marquées EN (ENdangered = en danger) ne sont pas critiquement en danger mais font malgré tout face à un haut risque d'extinction sous peu. Les espèce classées NT (Near Threatened = quasi-menacées) courent un risque moindre, mais malgré tout plus élevé que celles classées  VU(lnerable), qui ne sont pas en danger immédiat mais exposées à un risque potentiel, etc. Il y a aussi une catégorie LC (Least Concern, litt. moindre souci) qui ne pose pas de problème visible. Il est malheureusement trop tard pour les catégories EW (Extinct in the Wild = éteintes à l'état sauvage) et EX (sans commentaire).

Les correspondances entre la liste rouge de l'UICN et les annexes de la CITES existent mais ne sont pas toujours évidentes. Sur 45 espèces tropicales de bois de lutherie avec un statut UICN préoccupant, égal ou supérieur à NT (quasi-menacées), 17 seulement sont listées par la CITES. C'est le cas du kosso africain (Pterocarpus erinaceus; angl. bloodwood). Le palissandre de Rio (CITES Annexe I) est VU(lnérable), comme les palissandres indiens et de Madagascar (CITES Annexe II). Les acajous d'Asie Dipterocarpus indicus et perakensis, classés CE (en danger critique) ne sont pas listés par la CITES, pas plus que le padauk africain Pterocarpus tinctorius, pratiquement disparu.

Fraxinus excelsiorJ'ai aussi appris, à l'occasion, que notre bon vieux frêne (angl. ash) Fraxinus excelsior est classé NT (moi qui en arrache tous les ans les rejetons qui se re-sèment dans mes haies...) et son cousin américain le frêne rouge (Fraxinus pennsylvanica) est classé CE (en danger critique), tout comme le frêne des marais Fraxinus nigra/americana. Les frênes sont surtout utilisés pour les corps de guitares électriques, les barrages, contre-éclisses et tasseaux intérieurs des guitares acoustiques. Bien sûr, ils ne sont pas dans les Annexes de la CITES.

Lutter contre les trafics est une chose, qui concerne au premier chef les autorités compétentes, mais les acteurs du marché: importateurs, fabriquants (dont les luthiers) et les consommateurs (dont les musiciens) peuvent aussi contribuer en évitant soigneusement d'acquérir des matières premières ou des objets finis d'origines douteuses (comme du bois tropical issu d'Amazonie, par exemple).

Il existe pour cela des labels de (bonne) gestion des forêts, dont les acronymes mystérieux, FSC ou PEFC, entre autres, ornent les emballages de nos mouchoirs, essuie-tout, papier toilette ou filtres à café, des meubles et même des guitares de prix. Faut-il vraiment y croire?

guitares Walden et Martin certifiées FSC

Vous voyez le petit dessin d'arbre stylisé? En 1992, au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, est née l'idée d'un label de (bonne) gestion des forêts, pour aider à faire les bons choix dans des achats de bois durable. C'est le point de départ de l'écocertification. Il s'agit d'obtenir une assurance écrite qu'un produit ou un système de production entier respecte un cahier des charges, fondé sur des normes énvironnementales, sociales et/ou économiques. C'est ainsi que sont apparus des certifications spécialisées, auxquelles font appel les sociétés industrielles de la filière bois puisque (en principe) bien sûr, la certification doit être établie par un organisme tiers indépendant. Commercialement, l'objectif d'une certification est d'être affichée sur le produit, pour rassurer le consommateur et orienter son choix. Business is business!

L'écocertification porte à la fois sur la légalité du bois et sur la qualité d'une gestion forestière durable. Pour qu'un produit soit certifié, il faut donc que toute la chaîne de production le soit également : de la forêt dont est issu le bois aux différents intermédiaires (dont les entreprises qui le récoltent et celles qui le transforment). Il existe aujourdhui dans le monde plus d’une centaine de labels concernant le bois et les forêts. Ils sont si nombreux que même les professionnels du secteur ont du mal à s'y retrouver. En Europe, et donc en France, on en rencontre principalement deux, qui sont les plus cités: le FSC et le PEFC.

fsc_logole FSC (Forest Stewardship Council, ou Conseil de bonne gestion forestière) [lien], créé en 1993, donc juste après le Sommet de la Terre de Rio, est considéré comme le système d'écocertification le plus strict et le plus reconnu sur le marché. Les marraines penchées au dessus de son berceau étaient les bonnes fées WWF (World Wildlife Fund, ou Fonds Mondial pour la Nature) et Greenpeace. De quoi rassurer, malgré tout!

Il réunit trois "chambres" composées respectivement d'industriels et de propriétaires forestiers, de représentants d’ONG environnementalistes et de représentants des peuples des forêts. Initialement développé pour les bois exotiques, il s'étend progressivement sur d'autres domaines mais reste très implanté en zones tropicales. Les critères de durabilité (une dizaine) y sont négociés dans un fonctionnement apparemment démocratique.

Ce système a malheureusement perdu son âme ces dernières années du fait d'une influence grandissante de l'industrie, qui monopolise la présidence et domine le jeu. Les critères ont baissé en pertinence ou n'ont pas toujours été appliqués. Leur respect n'est souvent pas contrôlé, où de très loin et il n'y a pas de transparence. Contrairement à l'idée répandue, le FSC n'est pas une association à but non lucratif, mais cache une société à responsabilité limitée « Forest Stewardship Council International Center GmbH » basée à Bonn, en Allemagne.

Sa crédibilité en a pris un gros coup avec la plainte, en novembre 2015, du WWF allemand contre l'autrichien Schweighofer pour son implication dans l'exploitation forestière illégale en Roumanie, plainte à laquelle le FSC a mis presque deux ans à réagir (en mars 2017). Depuis, les dossiers douteux s'accumulent sur un certain nombre de grosses sociétés exploitantes aux quatre coins du monde, tant pour l'origine légale des bois que pour les pratiques forestières et le respect des populations locales.

Un reportage de Manfred Ladwig et Thomas Reutter a récemment été diffusé sur ARTE, intitulé "Forêts labellisés, arbres protégés?", qui n'est hélas plus visible en ligne sur le site de la chaîne (j'ai quand-même réussi à le visionner à la dernière minute). J'en ai trouvé une version en anglais sur Youtube [lien] et cette autre en allemand [lien]. Plusieurs commentaires sur le reportage, dont la réponse du FSC, sont encores visibles sur la page d'accueil du site FSC-watch [lien 1][lien 2].

fsc-2logos-vectorL'autre point faible du label est sa version allégée FSC Mix, accordée selon des standards moins stricts que ceux imposés par le FSC 100%. Il règne ambiguité et confusion dans l'existence de ces deux labels, qui ne sont pas clairement identifiés par les consommateurs. Une partie du bois entrant dans les produits labélisés FSC Mix n'est ni certifiée à 100% ni traçable et peut venir de sources douteuses, dont des forêts anciennes dignes de protection, ou même de parcs nationaux où les coupes sont strictement interdites. C'est ce que le certificateur nomme par l'euphémisme de "bois contrôlé" (lire: bois qui n'a en fait pas été contrôlé). Je viens juste de repérer ce logo sur ma boîte de filtres à café ce matin au petit déjeuner...

panneau_fsC_espagnolCe n'est évidemment pas ce que les fondateurs du FSC avaient voulu et ils en sont partis. L'absence de transparence et l'ambiguité des deux labels sont les principales raisons qui ont poussé Greenpeace international à se désengager du FSC en mars 2018, et de toute forme de certification du bois et général, précédée dans cette action par son bureau de Suisse un an plus tôt. L'organisation sort du FSC tout en admettant que, pour l'instant, "la certification du bois reste un outil utile mais insuffisant pour protéger les droits des gens et améliorer la gestion forestière". Dans cette déclaration, le label FSC 100% apparaît encore comme un moindre mal, un mal nécessaire dans l'état actuel des choses.

Greenpeace met de plus en garde contre l'utilisation de certifications forestières moins ambitieuses comme le PEFC, qui ne peut pas plus garantir la légalité et le minimum en termes de pratiques de gestion forestière sur le terrain.

logo-pefcle PEFC (Program for the Endorsement of Forest Certification, ou Programme de reconnaissance des certifications forestières) a été créé quant-à-lui en 1999, et seulement à l'échelon européen (il s'appelait alors Pan-European Forest Certification Scheme) et ce n'est qu'à partir de 2003 qu'il s'est étendu à d'autres régions du monde et a pris sa dénomination actuelle.

Ce label a lui aussi été médiatiquement et proprement épinglé, par la talentueuse Elise Lucet cette fois, dans le célèbre et iconoclaste Cash-Investigation de France 2. Le reportage complet (2 heures 11 min. quand-même, la partie proprement dédiée au PEFC va de ≈ 53:40 à 1:11:11) intitulé "Razzia sur le bois", est toujours visible sur Youtube [lien] à la date de publication de cet article. Il est bien sûr de bonne guerre de donner aussi le [lien] vers la réponse du secrétaire général du PEFC France et le [lien] vers cette page où une célèbre marque de meubles aux noms pleins de ä et de ö, mise en cause dans le reportage, contre-attaque (avec finesse et courtoisie).

En résumé et pour conclure ce long dossier, l'écocertification n'est pas le remède miracle pour lutter contre la déforestation. D'abord elle n'agit pas sur les conditions d'exploitation des forêts, mais vient seulement "récompenser" ceux qui ont fait la démarche (ou donnent l'impression) d'aller vers des pratiques plus durables. Même les quelques certificats internationalement reconnus comme le FSC et le PEFC ne sont pas à même de garantir une exploitation forestière écologiquement et socialement responsable. 25 ans de FSC n'ont en rien limité le ratiboisement de l'Amazonie.

Ensuite et surtout, les standards de ces labels sont issus de compromis avec l'industrie, souvent plutôt à l'avantage de cette dernière (cherchez l'erreur) et les critères à respecter pour obtenir les certifications sont bien plus adaptés aux intérêts des multinationales qu'à ceux de l'environnement et des populations indigènes.

En outre, les certificateurs sont employés et rémunérés par les professionnels du bois. Dans un climat de vive concurrence, celui qui délivre un avis défavorable risque fort de perdre sa clientèle au profit d'un autre plus coulant. Une inspection réellement indépendante est souhaitable, mais impossible dans ces conditions.

Pour construire son dulcimer, le mieux n'est-il pas de choisir du bois local (c'est aussi meilleur pour le bilan carbone) ou pourquoi pas d'autres matériaux que le bois? C'est justement un sujet qui commence à devenir prégnant en lutherie et que j'aborderai dans un prochain article. Les anciens fabriquaient leurs dulcimers avec le bois qu'ils avaient sous la main, érable, noyer ou cerisier par exemple, récoltés dans les forêts voisines de leurs champs. Ces instruments sont aujourd'hui dans des musées. Et s’il faut vraiment que ce soit du bois étranger, il vaut mieux vérifier que la certification FSC est fiable dans les pays en question.

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