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Dulcibric-à-brac
21 avril 2020

Drôle de touche

**Diriez-vous que le dulcimer des Appalaches a une drôle de touche ? Eh bien, vous auriez raison !

Le dulcimer des Appalaches est une cithare diatonique à frettes. En musicologie, on définit les cithares comme des cordophones sans manche, dont les cordes sont tendues d'un bout à l'autre de la caisse de résonance. On y distingue les cithares sans frettes, où chaque note est produite par une corde différente (ex. tympanon/dulcimer à marteaux, kantele finlandais) et les cithares à frettes où une même corde peut être "stoppée", comme on dit, sur un jeu de frettes en métal ou en bois placées en dessous.

Parmi les cithares à frettes, le dulcimer des Appalaches (et certaines épinettes européennes - voir plus loin) se distingue par la présence d'une touche nettement surélevée (jusqu'à 2 cm) au dessus de la table d'harmonie. Dans la plupart des autres cithares à frettes en effet, comme le scheitholt allemand ou le hummel suédois (illustrations ci-dessous), les frettes sont directement implantées dans le bois de la table d'harmonie. Certaines peuvent avoir une fine languette de bois qui protège la table d'harmonie sous les cordes, mais l'épaisseur n'en dépasse jamais quelques millimètres.

Cithares à frettes

Il semble maintenant établi que l'origine du dulcimer des Appalaches soit à rechercher au début du XVIIIème siècle du côté des colons germanophones (angl. Pennsylvania Dutch) arrivés en Amérique depuis le Palatinat et la Suisse, dans un contexte de persécutions religieuses. Ces colons amenaient avec eux la tradition de construction et d'utilisation d'une cithare à frettes appelée scheitholt (ou scheidholz) pour accompagner les cantiques, non pas à l'église mais à la maison. C'est ce même type de scheitholt dont le plus vieux spécimen, conservé à la Haye, date de 1608, que Michael Praetorius appelle Scheidtholtt et décrit en 1619 dans le Syntagma Musicum et qu'on appelle aussi bûche en français et symphonia en Italien (D. Diderot, Dictionnaire Raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1777) :

Scheitholt Praetorius

"Ne trouvant nulle part le  nom d'un instrument très peu connu, appelé en Allemand scheid-holz, je l'ai traduit littéralement, en quoi j'ai été en quelque façon autorisé par la figure de cet instrument qui consiste en une caisse longue, tantôt carrée & tantôt triangulaire, ressemblant à une bûche. Sur la table de cet instrument sont tendues trois cordes de laiton par le moyen d'autant de chevilles; ces cordes se mettent à l'unisson, & ensuite on en fixe une par un petit crochet, en sorte que la partie entre le chevalet & ce crochet sonne la quinte au-dessus des deux autres. Quelquefois on ajoute une quatrième corde à l'octave. Pour jouer de cet instrument, on touche toutes les cordes à la fois avec le pouce de la main droite, tandis qu'on produit le chant en promenant de la main gauche un petit bâton poli sur la corde la plus haute, la partie de l'instrument qui sert de manche étant divisée par des touches, comme les manches des guitares."

De nombreux instruments de ce type, appelés collectivement cithares allemandes de Pennsylvanie (angl. Pennsylvania Dutch/German Zithers) ont été retrouvés et sont aujourd'hui présentés dans des musées comme le Henry C. Mercer Museum de la Société d'Histoire du Conté de Bucks à Doylestown, Pennsylvanie. Le mot allemand scheitholt et ses variantes (scheidholz, scheidtholtt) paraissant plutôt rugueux aux gosiers anglophones, les termes zither et zitter (cithare) sont devenus plus communs aux Etats-Unis pour désigner ces instruments. Mais comment passe-t-on du scheitholt/zitter au dulcimer ?

Dans ses livres intitulés The story of the Dulcimer (2016) et Appalachian Dulcimer Traditions (2010), Ralph Lee Smith présente plusieurs hypothèses partant toutes de la même constatation que les zitters des allemands de Pennsylvanie, dont les cordes pouvaient être pincées au doigt ou frottées avec un archet, étaient surtout bien adaptés à la musique lente des cantiques dans un climat intime. Point de fantaisie chez les menonnites !

DanseL'instrument aurait été plus tard remarqué par une seconde vague de migrants, venant cette fois des Îles britanniques, retrouvant dans le jeu de la chanterelle et des bourdons l'écho des cornemuses écossaises et des uilleann pipes irlandaises (le dulcimer serait ainsi une cordemuse ... 😉). Posé à plat sur une table ou pire, sur les genoux du joueur, son étroitesse le rendait cependant très instable sous les coups vigoureux d'un plectre jouant une jig ou un reel endiablé. D'autre part, sa discrétion le destinait peu à la musique de bal au milieu d'une foule réjouie, où le violon menait la danse. Des améliorations étaient donc nécessaires.

Ces améliorations visaient principalement trois points : 1) augmenter le niveau sonore en augmentant le volume de la caisse, 2) surélever les cordes et les frettes pour protéger la table d'harmonie des coups de plectre et éviter des bruits parasites et 3) améliorer la stabilité du total en augmentant la surface de contact avec le support, ce qui rejoint le point n°1. C'est ainsi que le dulcimer est apparu, entre la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème.

Une première hypothèse voit la modification directe du zitter, dont la caisse s'élargit en adoptant des formes de plus en plus courbes, sur le modèle du hummel suédois (voir première figure plus haut), mais symétriquement sur les deux côtés. En parallèle, les cordes et leur jeu de frettes deviennent centrales et s'isolent de la table d'harmonie sur une touche surélevée d'un ou deux centimètres.

DulcimoreUne seconde hypothèse, à laquelle va toute ma préférence, voit dans la touche elle-même le vestige d'un zitter qu'on aurait posé sur une caisse de résonance plus volumineuse. Ce zitter aurait par la suite subit un régime amaigrissant et quelques simplifications conduisant à la touche étroite connue aujourd'hui. Sur les plus anciens dulcimers en effet la touche est large, creuse et percée d'ouïes, voire même quelquefois d'une rosette et les frettes y sont disposées de manière dissymétrique, sous les chanterelles, exactement comme sur le scheitholt/zitter. C'est encore ainsi que le luthier Jethro Amburgey disposait les frettes de ses dulcimers jusqu'à la fin de sa carrière, dans les années 70.

Du scheitholt au dulcimer

L'argument qui justifie ma préférence pour cette dernière hypothèse est qu'on retrouve exactement le même phénomène dans le cas des épinettes européennes, aussi bien des Vosges que du Nord et de Belgique, et la filiation y est encore plus évidente. Très schématiquement, on connaît deux sortes d'épinettes : une petite (type Val d'Ajol ou spinette flamande), de forme droite, qui ressemble à s'y méprendre au scheitholt de Praetorius et une grande, aux formes courbes, qui n'est pas sans rappeler le dulcimer (ci-dessous). Il faut mettre une certaine mauvaise volonté pour ne pas voir dans la grande épinette une petite, montée sur une caisse de résonance aux formes plus généreuses :

Epinettes du Nord

Quoiqu'il en soit, la touche du dulcimer semble avoir été creuse depuis les origines (un exemplaire de Virginie à touche creuse est daté de 1817) et n'a toujours pas perdu ses ouïes dans certains modèles d'aujourd'hui, comme par exemple les dulcimers fabriqués dans la région de Galax en Virginie :

Galax style

Et voici peut-être (ci-dessous) le chaînon manquant. Il s'agit d'un dulcimer à trois cordes qui est sorti de l'oubli en 1970 et qui a finalement été acquis par David Schnaufer. Il le décrivait comme un "scheitholt à la touche surélevée" qui présente "beaucoup des caractéristiques des anciennes cithares germaniques". Les trous dans la touche permettent de comprendre qu'elle était creuse. "Cette touche creuse est une caractéristique de la plupart des dulcimers historiques et est aussi commune dans les dulcimers construits aujourd'hui". On note les côtés géométriques de la caisse de résonance, qui n'a pas encore acquis ses courbes caractéristiques :

Collection privée David Schnaufer

Une touche creuse peut s'obtenir de deux manières, soit par évidement au ciseau d'un morceau de bois massif (aujourd'hui on se sert d'une défonceuse), soit simplement par assemblage de trois planchettes qui peuvent être de bois différents, dont un bois plus dur et plus précieux pour le dessus de la touche, dans lequel sont insérés les fils de frettes. Cela nous rappelle qu'un certain nombre des anciens zitters de Pennsylvanie (et aussi de cithares européennes, comme le kantele finlandais par exemple) n'avaient pas de fond, ce rôle étant tenu par la table sur laquelle on posait l'instrument pour en jouer.

coupes transversales de touches

Certains luthiers de légende comme Ed Thomas, Jethro Amburgey ou John Tignor au Kentucky ont produit des dulcimers à touche pleine, en bois massif, mais c'était plus probablement par souci de simplicité que par tradition. Les dulcimers à touche pleine sont assez peu sonores, produisant un son aigu et aigrelet et sont aujourd'hui très minoritaires. On explique ce phénomène par un moins bon contact entre la large base plate d'une touche pleine et la table d'harmonie qu'entre cette même table et les parois relativement fines d'une touche creuse. Le transfert des vibrations entre la touche et la table serait ainsi moins efficace.

Dans le temps, cette timidité des touches pleines n'était pas trop gênante car on jouait le dulcimer sur table, ce qui augmentait significativement le niveau sonore par mise en vibration de la table elle-même et sans doute aussi du plancher. De plus, on utilisait des cordes plus épaisses (genre cordes de piano) très tendues et donc produisant plus de son que dans les accordages modernes. Les cordes tendues au voisinage de leur point de rupture ont en effet plus d'énergie, une meilleure harmonicité et sont plutôt plus sonores, mais demandent une touche plus rigide pour soutenir leur tension. Dans le jeu traditionnel, où l'on appuie sur les cordes avec un noteur en bois, l'action n'est pas vraiment un problème. Si on essayait de jouer des accords sur ces instruments, comme on le fait beaucoup aujourd'hui, on aurait vite le bout des doigts en sang... On voit mal Linda Brockington ou Jessica Comeau jouer sur de tels instruments !

Si la touche est creuse, alors, sa cavité communique-t-elle avec celle de la caisse de résonance ?
La réponse est celle d'un normand : des fois oui et des fois non. Il ne semble d'ailleurs pas que ça ait la moindre importance pour l'acoustique de l'instrument. Certains luthiers, comme Homer Ledford, collaient la touche creuse sur une table d'harmonie intacte, isolant ainsi les deux compartiments.

D'autres, comme Richard Troughear (voir [lien] Sous le capot, du 29/11/2018, photo ci-dessous) pratiquent des ouvertures longitudinales dans la table d'harmonie, sous la partie creuse d'une touche évidée, qui s'étend généralement du sillet de tête jusqu'au début du strum hollow :

Cliché R. Troughear avec son aimable autorisation

Mettant en communication l'évidement de la touche avec la caisse de résonance, cette ouverture augmente légèrement le volume d'air total mis en vibration dans l'instrument et abaisse la première résonance de l'air (, voir [lien] De bois et d'air, du 09/06/2019) de quelques 5 Hz dans l'exemple illustré, quelque chose de tout à fait indécelable à l'oreille.

D'autres enfin se contentent de laisser un espace entre les deux demi-tables d'un montage en ailes de papillon (ou en livre ouvert, comme on veut). C'est le cas avec mon dulcimer Stoney End (voir [lien] Un peu d'anatomie, du 04/02/2018), où l'espace libre entre les deux planchettes d'épicéa de la table est visible (astérisque) aux deux extrémités. La touche repose à cheval sur cet espace libre :

Stoney bookmatching

Types de touchesUne autre modification est intervenue encore plus tardivement, si tardivement d'ailleurs que Ralph Lee Smith n'en parle dans aucun de ses livres. Il s'agit de ces touches en forme de pont à trois ou quatre arches dont on dit qu'elles permettent une meilleure vibration de la table d'harmonie que les touches droites et continues.


On en trouve de plusieurs types. Certaines sont directement sculptées dans le bois massif avec cette forme en arches dès le départ. Selon Al Carruth et Jerry Rockwell, on peut aussi faire une touche avec une seule grande arche et intercaler en dessous des petits pieds de bois massif, qu'on déplace jusqu'à obtenir le son le plus plaisant. Il suffit alors de coller les pieds en place sous la touche pour avoir une forme définitive en arches.

Cliché R. Troughear avec son aimable autorisation

On peut aussi, et c'est le cas le plus fréquemment rencontré maintenant, avoir une touche "en arches" évidée  :

Cliché R. Troughear avec son aimable autorisation

Quels sont les avantages et les inconvénients respectifs de tous ces types de touches ? Comme je l'ai écrit plus haut, la touche pleine est aujourd'hui totalement disqualifiée. Entre touches continues et en arches, les luthiers ont souvent leurs préférences et de solides arguments techniques pour convaincre l'acheteur. C'est aussi le cas des gros fabriquants comme McSpadden, qui est plutôt pour la touche continue et Folkcraft, qui est plutôt pour la touche arquée.

Alors, touche pleine ou creuse, continue ou arquée ? Que choisir ? Pour le savoir il faudra attendre un prochain article consacré à l'acoustique de ces drôles de bêtes.

A+

Quelques références utiles:
Henry C. Mercer (1923) - The Zithers of the Pennsylvania Germans. Bucks County Historical Society Papers, Vol V.
Stig Walin (1952) - Die schwedische Hummel - Eine instrumentenkundliche Untersuchung. Nordiska Museet / Stockholm
L. Allen Smith (1984) - A Catalogue of Pre-Revival Appalachian Dulcimers. University of Missouri Press
Gerald R. Alvey (2003) - Dulcimer Maker - The Craft of Homer Ledford. The University Press of Kentucky.
David Schnaufer (2005) - A Little Dulcimer History - Grand Old Dulcimer Club Gazette.
Ralph Lee Smith (2010) - Appalachian Dulcimer Traditions, 2nd. ed. The Scarecrow Press
Wilfried Ulrich (2011) - The Story of the Hummel (German Scheitholt). Museumdorf Cloppenburg und Niedersächsisches Freilichtmuseum
Ralph Lee Smith (2016) - The Story of the Dulcimer, 2nd ed. The University of Tennessee Press.
 

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Commentaires
C
très intéressant. merci.<br /> <br /> je suis toujours content de voir des gens vulgariser si bien l'histoire de nos instruments.<br /> <br /> j'émettrais néanmoins un bémol sur le son des touches creuses ou pleines. <br /> <br /> il apparait à l'usage que la différence sonore entre touche creuse et pleine est essentiellement due à la qualité et l'essence du bois choisi et au mode d'assemblage (table où les deux parties sont collées ou a contrario écartées en deux parties sous la touche pleine). on peut avoir de très bons sons en touche pleine et c'est un des meilleurs moyen de minimiser les bruits parasites de main gauche en jeu moderne.<br /> <br /> probablement que le choix des touches creuses est traditionnel (comme vous l'expliquez très bien avec l'exemple des épinettes des vosges) et basé également sur la difficulté en plein far west à obtenir des touches bien sèches, bien stables, ne bougeant pas au fil du temps, sur des épaisseurs de bois "banal" approchant les deux cm. le contrecollé apportant une facilité et une meilleure stabilité.<br /> <br /> Finalement je deviens de plus en plus fan des touches pleines en ce moment !
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